4 février 2014 17:02:08 CET
M. Grimaud (merci pour votre message privé sur Hamelin), mais rassurez-vous, il n’est pas si fréquent de voir un pianiste combiner ensemble, a prima vista, tous les paramètres qui rendent l’interprétation satisfaisante : les bonnes hauteurs, le rythme exact, le phrasé tel qu’il est indiqué, la dynamique voulue, le tempo giusto… Depuis des années, j’accompagne fréquemment, en amateur éclairé (je ne prétends pas être autre chose), des violonistes, des chanteurs, et j’en sais quelque chose !
Hors toute question de mise en place (voire de défi) physique, je ne crois pas que lire un texte inconnu soit moins difficile qu’exécuter une partition que l’on aurait jamais vue. Les adultes sont pourtant capables de lire n’importe quelle prose, sans ânonner, ni faire du mot à mot ou progresser par syllabes comme le feraient des enfants en CP. Tandis qu’après des années de piano, tout le monde n’est pas capable de rendre intelligible une partition du premier coup.
Vous faites bien de pointer du doigt (elle était facile !) le « problème » de cloisonnement dans l’apprentissage. Former des champions de la lecture à vue ne présente strictement aucun intérêt. Ah !, bravo, je lis Dandelot plus vite que mes camarades ! Quel bénéfice ? Ce savoir est non transposable.
A force de rabâchage, les enfants finissent par fluidifier leur lecture, et comprendre que ces formes qui, une fois reconnues, se nomment effectivement « p », puis, « i », puis « a », puis « n » et « o », composent le mot « piano ». De même, ils finissent par réaliser que l’association du « o » et du « u » produit le son spécifique « Ou ». Ils intègrent ces conventions, et à force de pratique, ne se posent plus de question : ils lisent sans plus hésiter.
Au piano, cette méthode de progression par paliers ne donne que peu de résultats, à mon avis, sauf à travailler énormément… Pourquoi ? Parce que cette façon de faire contient trop de stades. Identifier toutes les composantes d’un accord, note après note, tâtonner pour les associer au creux de sa main gauche, réfléchir ensuite aux doigtés pour plaquer correctement le tout au bon endroit, sur le clavier, c’est impossible ! C’est sans fin.
Il faut acquérir des réflexes. Le pas-à-pas n’est pas admissible.
Et pour cela, je pense que l’opération cérabrale essentielle consiste à supprimer dès le plus jeune âge (ou à s’efforcer de le faire au maximum, par la suite) ce que j’appellerai ainsi ces étapes intermédiaires. Les notes doivent être appréhendées globalement, dans leur dessin mélodique, dans leur contexte musical, or chaque note individuelle doit pouvoir être associée immédiatement, spontanément, à sa localisation sur le clavier. Que le lien soit automatique entre la graphie et le son, le visuel et le gestuel. Je ne parle que de mon expérience, mais mes enfants trouveraient très étrange de dire des noms de notes « dans le vide » : je leur ai fait apprendre le Dandelot au piano, directement. Ils savent qu’un fa premier interligne se joue à tel endroit.
L’oreille, l’éducation harmonique, la mémoire doivent ensuite faire le reste. On apprend vite que l’accompagnement d’une mélodie, s’il est bien écrit, ne peut pas ressembler à autre chose.
Le conseil amical que je vous donnerais, c’est d’avancer coûte que coûte, de ne pas interrompre l’élan. Un de mes profs disait : l’hémisphère droit, pas le gauche ! D’abord la vue d’ensemble, l’arc, pas le détail !
Quand je lis que de très grands pianistes, que j’admire, comme Gieseking ou Rubinstein, étaient réputés pour leur capacité à jouer une page ou un morceau d’un seul coup, après l’avoir lu une seule fois, je ne me dis pas qu’ils étaient des génies inégalables, mais plutôt qu’ils étaient parvenus à la maîtrise absolue du mécanisme. Pour eux, les notes, à la vue, se convertissaient immédiatement, dans leur esprit, en doigtés, en positions, en mouvements, etc. Pour eux, lire, c’était déjà jouer. Du moins, je le crois